Runmate 2021
En tant que triathlète, les sports que je pratique sont éminemment individuels. Natation, course à pied, cyclisme ou triathlon: quel que soit la compétition, l’effort et la souffrance autant que le sentiment d’accomplissement ou d’échec sont toujours une affaire personnelle. Bien sûr, en tant que membre d’un club, je partage la passion pour le sport avec d’autres, je me compare, j’encourage et participe « collectivement » à certains évenements. Mais depuis le départ jusqu’à la ligne d’arrivée d’une compétition, je suis le seul paramètre de ma propre performance. Les compte-rendus de course sont invariablement écrits à la première personne. Au bout, quel que soit le résultat, il ne concerne que moi. « Individuel »: c’est ma définition d’un sport tel que la course à pied… C’était!
Contenu de l’article
La Runmate 2021: prologue
Je ne connaissais pas bien la Runmate, bien qu’un co-équipier de club m’en ait touché quelques mots après son expérience de 2019. Si je me suis intéressé de plus près à cette course, c’est parce qu’elle a été évoquée au printemps comme une course à proposer en interne dans l’entreprise pour laquelle je travaille, au même titre que j’avais proposé le relai de triathlon qui a eu lieu quelques semaines auparavant. C’est Julie qui a proposé puis porté ce projet avec enthousiasme.
Dans le courant de l’été, l’appel aux coureuses et coureurs est lancé. Je dois bien avouer que j’ai hésité un peu avant de m’embarquer dans l’histoire… Non pas que l’aventure ne m’attirait pas, mais ma raison me laissait entendre que mon calendrier sportif était déjà passablement chargé pour cet automne. Un triathlon classique le 29 août, un Ironman le 5 septembre et un 70.3 le 6 octobre. Car bien avant de regarder attentivement le détail de l’organisation de la Runmate, je sais qu’il s’agit d’une course sur 24 heures, qui consiste à se relayer tout autour du Léman. Concrètement, on se partage à 9 les 214km du parcours. C’est pas le jogging du dimanche matin (en tout cas, pas que…). Je n’ai donc pas envie de m’inscrire puis de devoir faire faux-bond aux collègues suite à une blessure sur l’Ironman, ce qui peut toujours arriver. La passion finit tout de même rapidement par prendre le dessus, le petit diable sur mon épaule gauche me glisse à l’oreille que quoi qu’il arrive, 3 semaines c’est bien assez pour récupérer d’un Ironman. Mais il ment, et je le sais très bien!
Une course qui se prépare
Bien avant même de nous retrouver sur la ligne de départ le 25 septembre, un travail de planification s’impose. Il est vrai qu’une telle aventure ne s’improvise pas. Choix du nombre de voitures que l’on utilisera pour le périple, assignation des relais…
Lorsqu’en introduction de la principale séance de préparation on me demande de distiller quelques conseils, je ne sais pas trop par où commencer. Il faut dire que si je connais une partie mes co-équipiers, j’ignore presque tout des habitudes sportives de chacune et chacun. Difficile alors de recommander spécifiquement une distance maximale ou une allure moyenne. Mes conseils seront dès lors très basiques: idéalement, il faudra essayer de courir une fois avec une lampe frontale avant le jour J, et tenter un double entrainement de course à pied (genre un à midi et un le soir) pour se rendre compte de l’effet d’accumulation.
Pour estimer le temps total de l’équipe, qui sera déterminant pour fixer notre heure de départ le samedi, nous choisissons la sécurité. En effet, les allure estimées intègrent, c’est le moins que l’on puisse dire, une marge de sécurité. Ma propre allure moyenne sur les 35km de relai qui me reviennent est fixée à 5:40/km, alors que j’estime actuellement mon allure marathon entre 4:55 et 5:10 en fonction du terrain.
La distance totale des relais et l’allure moyenne étant défini en fonction de l’expérience en course à pied de toutes et tous autour de la table, nous sommes déjà content de voir que d’une part, sur le papier, c’est possible, mais aussi que c’est faisable dans les délais impartis avec une estimation de temps total d’un peu moins de 25 heures. Mais j’en suis convaincu, cela se fera, sauf catastrophe, en moins que cela.
Les jours avant
Comme je m’y attendais, la récupération de l’effort consenti à Thun prend une bonne dizaine de jour. Après cela, je retrouve un peu d’énergie et de motivation à retourner courir. Il y a ici et là quelques petits bobos, un muscle qui rechigne un peu à l’effort derrière la cuisse, un tendon qui picote à l’extérieur du genou gauche… Rien de bien surprenant à ce moment de ma saison… Le week-end qui précède la Runmate je retrouve enfin des sensations positives, et je cours 15km dans les bois du Jorat au-dessus de chez moi sur des parcours vallonnés. Je sens bien une petite gêne persistante dans le genou gauche, et me dis que je vais insister sur cette région pour les prochaines séances de stretching.
Repos et récupération pour la semaine qui précède la course, à l’exception d’un petit jog de 12km le jeudi. Ce jour là, plus aucune douleur, de l’énergie (et même l’envie, réfrénée, d’en faire un peu plus). Les voyants sont au vert!
Le vendredi je remplis mon coffre de victuailles à répartir dans les 3 voitures que nous utiliserons pour nous relayer.
Le week-end de course
Notre départ est fixé à 10h50 le samedi, à la piscine de Pully. On se retrouve sur le parking dans la matinée afin de répartir les différentes affaires dans les 3 voitures. Une chose est sûr au moment de fermer les coffres: personne ne va mourir ni de faim ni de soif! Quand je vois, au moment de rédiger de CR, tout ce qui m’est revenu après ce week-end, je pourrai organiser une traversée de l’Antarctique en autonomie…
Mais comme disait l’autre: mieux vaut avoir trop que pas assez! Et la bonne nouvelle, c’est que malgré ce surplus de ravitaillement, tout tient à peu près bien dans les coffres des voitures. Cette partie logistique réglée, il reste la récupération de nos dossards, bracelets covid et… un énorme carton de l’organisation avec nos cadeaux souvenir et du ravitaillement en plus!
Enfin, nous recevons l’objet le plus important de notre week-end, celui qui sera le seul à effectuer l’entier du parcours: notre témoin. Il se matérialise sous la forme d’une balise GPS un peu plus petite qu’un smartphone dans un bracelet néoprène. C’est Mélanie qui, chargée de démarrer les festivités, en prend possession la première.
C’est parti
Sous l’arche de départ, nous courons aux côtés de notre capitaine qui ouvre les feux. Départ en trombes, elle nous dépose littéralement à un tel point que les 500 premiers mètres de course tous ensemble se réduisent… à 25. Elle est lancée et ce ne sont pas les pentes des vignobles du Lavaux qui sont prêts de pouvoir l’arrêter.
Pour le reste de la troupe, on se dirige vers les voitures pour commencer la transhumance. Les challenges sont nombreux et insoupçonnés:
- La première voiture est chargée de récupérer les Mates qui terminent tout en déposant le prochain ou la prochaine sur les lieux de relais qui sont définis par l’organisation (on ne se relaie pas où on veut)
- Il faut veiller à ce que le sac de la personne qui ait terminé son relai soit dans la voiture en question
- Les autres voitures font un saut de plusieurs relais pour offrir des périodes de « pause » plus grandes à leurs occupant/es.
Ne débutant mon premier relai que dans plusieurs heures, je suis désigné chauffeur et ma mission en ce début de course consiste à récupérer Mélanie après son premier relai, puis de nous emmener à Villeneuve avec Sara qui y prendra son premier relai.
Suivi en temps (presque) réel de nos Mates
Il y a un second challenge en cette belle journée de samedi: entre les travaux et le trafic sur la route qui longe le Léman entre Lausanne et Montreux, la circulation est pour le moins chaotique. Pourtant, les deux autres pilotes gèrent leur itinéraire d’une main de maître et jamais un Mate ne se retrouvera à la fin de son relai sans le comité d’accueil et, surtout, le relayeur ou la relayeuse suivante.
Afin de nous aider dans notre tâche, le tracking de la course offre une vue en temps presque réel de la position de la personne en train de courir avec la balise, ainsi qu’un temps estimé d’arrivée au prochain relai.
Lorsque j’arrive sur le premier point relai, un coup d’oeil suffit pour comprendre que notre capitaine est déjà en train de mettre le feu à notre temps final estimé. D’autres collègues sont sur place, ils et elles sont venu/es nous supporter! Quand Mélanie déboule au fond de la ligne droite, elle démarre un tel sprint qu’on se demande si elle a un ours à ses trousses!
Des relais qui s’enchainent
Arthur, Fabrice puis Julie enchainent tour à tour leur section de course. Les relais sont inégaux, tant en distance, qu’en dénivelé et en type de terrain. Je ne suis pas là pour les encourager car je retrouve l’équipage de la troisième voiture à Villeneuve avec Mélanie et Sara. Confortablement installés au soleil, dans le parc au bord du lac, nous avons une petite frayeur lorsqu’un de nos relais ne s’affiche pas dans le tracking… Cela s’avérera finalement être une fausse alerte, nous démontrant pour la suite de la course le côté facétieux de l’app de tracking.
Pas de temps mort
En préparant cette Runmate, je m’attendais à une course d’attente, à de longs moments de remplissage entre chaque relai. J’avais peur à certains moments de trouver le temps long. Mais en fait, il y a tellement de choses à penser, à organiser pour la suite, à aider… que l’on a finalement à peine le temps de les faire.
Sara trépigne d’impatience sur les quais de Villeneuve en attendant Julie. Cette dernière ne tarde d’ailleurs pas à arriver et à transmettre la balise à sa co-équipière. Pendant que Sara démarre dans ce qui est son premier relai, Julie est euphorique à côté de nous « Trop cool, j’ai jamais couru aussi vite! ». Portée par l’esprit d’équipe, comme toutes et tous à chaque fois qu’il s’agit de s’élancer sur une section de ce tour du lac.
Un peu plus tard, alors que nous ne sommes pas sur place, nous apprenons que Eileen s’est blessée sur son premier relai. Suite à une entorse de la cheville, telle une Warrior qui voulait éviter à tout prix un abandon, elle a terminé son segment malgré la douleur. Nous allons aux nouvelles tout de suite après avoir reçu le message, et la confirmation surviendra après une visite au poste médical du relai d’Evian: elle ne pourra pas s’élancer pour ses deux prochains relais. Nous lui proposons alors de prendre un bateau depuis Evian qui la ramènerait à Lausanne, mais elle tient à continuer l’aventure avec nous. Mate un jour, Mate toujours!
Il est temps de courir
Mais si d’un point de vue organisationnel je n’ai pas vraiment de temps mort, assurant avec le plus grand sérieux mon rôle de conducteur, je ronge mon frein en attendant d’enfin entrer dans le game. Il se trouve que la répartition des relais est telle que plusieurs Mates ont achevé leur second relai quand j’attends toujours, impatient, de partir sur mon premier. Mais comme tout vient à point pour qui sait attendre, nous voilà finalement au point relai de Lugrin où Mélanie va prendre son second départ. C’est le moment où je me change pour revêtir ma tenue de combat. En effet, c’est moi qui relaierait notre capitaine un peu plus de 6 kilomètres plus loin, sur les quais d’Evian.
Mon premier relai ne s’annonce pas facile. Si ce n’est pas celui qui présente le plus gros dénivelé (Luc a bravement affronté un presque kilomètre vertical sur l’un des relais précédent), c’est l’un des plus long de tout le tour du lac: près de 13km avec 300m de D+. Et surtout, le gros morceau du dénivelé est concentré sur la première moitié du segment.
Lorsque Mélanie arrive une nouvelle fois en trombe et me passe la balise, je me mets à courir. Après une brève hésitation sur la direction à prendre, je repère le fléchage du parcours. Quelques centaines de mètres sur les bords du lac et tout de suite, ça grimpe dans Evian. Ça grimpe encore, et encore. Rejoint par un autre coureur, on échange quelques mots. Lui m’a tout l’air d’un trailer, par son équipement mais aussi sa gestion des passages très pentus. Je dois passer pour un sacré touriste avec mes Vapofly dans les chemin de graviers qui montent à 14%. Je ne m’attendais pas à ça, c’est presque du Trail Himalayen! Certaines sections sont trop raides: je marche. Moi qui attendais de partir pour mon relai comme un gamin depuis plusieurs heures, en à peine quelques minutes, je suis dans le dur…
Mais c’est là que l’esprit de la Runmate entre en ligne de compte. C’est là que je comprends, d’un coup, ce que Julie à dit à Villeneuve: « J’ai jamais couru aussi vite ». C’est là que je comprends Mélanie qui se déchire sur chaque final. C’est pour l’équipe qu’on se dépouille, qu’on continue à accélérer alors qu’on est déjà en hypoxie… C’est pour l’équipe que je relance l’allure à chaque fois que la pente s’adoucit et que j’allonge la foulée à la première descente venue. C’est pour passer le relai à Julie sur le bord du lac à Thonon le plus vite possible qu’une fois le parcours redevenant plus plat, je pousse l’allure tel sur un final de 10km. Je ne cours pas seul, je cours avec l’équipe. A partir de ce moment là, je prends conscience qu’à la Runmate, la course à pied est tout sauf un sport individuel!
Quelle gestion de course?
Durant ce premier relai, je cours à une moyenne de 5:12min/km. Je voulais assurer mon week-end tout au long du parcours, gérer et jouer la sécurité. Quand je passe la balise à Julie, je continue quelques mètres en jogging pour le retour au calme. J’ai couru ce segment à une intensité de 10km, pas celle d’un marathon… J’espère au plus profond de moi à ce moment que cet esprit d’équipe, qui nous pousse à aller plus vite, plus fort et plus loin, ne nous emmène pas, moi compris, droit dans le mur avant même le tiers de la course.
Mais j’ai peu de temps pour tergiverser, il s’agit déjà avec Sara et Mélanie de rejoindre la voiture et de nous rendre à Yvoire pour la suite. C’est d’ailleurs là-bas que je profiterai d’un instant de calme pour un bon rafraichissement et séance shampooing dans le lac!
Interruption pour cause de vitesse excessive!
Quelques minutes après ma baignade, les bruits qui circulent au sein de l’équipe deviennent officiels: nous avons été trop rapides. Il est vrai qu’à force de courir nos relais 15min plus vite que nos estimations, on a un paquet d’avance sur l’horaire prévu. Et l’organisation n’est plus prête avec les points relais à venir. Toutes les équipes sont alors neutralisées à Yvoire, pour la plus grande joie des tenanciers de restaurants et bars de la petite ville lacustre.
Tandis que certaines et certains Mates un peu sérieux dans notre équipe en profitent pour se reposer dans les voitures, les autres plus dissipés avec à leur tête… moi, allons nous installer à la table d’un resto pour un burger frites. La course doit reprendre à 21h30, soit dans un peu plus de 2 heures.
Vous pourrez vous défouler dans les commentaires à propos de ce choix diététique pour le moins douteux, mais je l’assume avec encore plein de ketchup au coin de la bouche. Les autres Mates autour de la table ne semblaient pas en reste, mais ont commencer à douter sur la pertinence de ce choix quand il a fallu se relever de table. Je crois que cela a été encore un peu plus dur pour Luc, qui devait reprendre le relai dès que la course serait relancée…
Mon second relai
Entre temps, la nuit est tombée et nous sommes désormais systématiquement affublés de deux accessoires indispensables et rendus obligatoires par l’organisation: la lampe frontale et le gilet de visibilité. Concernant la lampe, j’ai une lampe Suprabeam qui éclaire comme en plein jour. Et pour la visibilité, j’ai un sac de Trail flanqué de tous les côtés de bandes réfléchissantes. Habitué à réaliser une partie de mes entrainements hivernaux à la frontale, ce n’est pas une nouveauté en soi pour moi, mais certaines et certain Mates découvrent dans le feu de l’action la course de nuit et ses subtilités.
Pourtant, je vais expérimenter des trucs nouveaux pour moi dès le relai suivant. Une section de 8km, plutôt plate mais en pleine nature. Presque exclusivement des sentiers forestiers. Je choisi de changer de stratégie en termes de chaussures avec une paire moins typée route, plus passe-partout.
Quand Luc me passe la balise au relai de Chens-sur-Léman, je m’élance dans la nuit à la lueur du faisceau de ma frontale. Après être sorti du village, arrivée sur les fameux chemins de campagne. Et dans l’obscurité, je vous mets au défi de courir à 4:40min/km tout en différenciant les zones de terre sèche des zones marécageuses, tout en évitant les branches basses qui ne demandent qu’à vous gifler à la moindre erreur. Je m’en sors plus ou moins bien en maintenant une allure correcte jusqu’à un replat dans la forêt. Là, une petite erreur de jugement me fait prendre appui sur ce que je pensais être une section de terre sèche et stable. Le bruit associé à la sensation humide que je ressens immédiatement autour de mon pied et de ma jambe envoient de manière coordonnée au cerveau une information capitale: t’as merdé, gros…
J’ai de la boue jusqu’en haut la cheville. Mais c’est lors de la foulée suivante que le cerveau reçoit de la voute plantaire un signal plus inquiétant encore: « Houston, on a un problème ». En effet, à ce moment précis, dans le noir de la nuit, mon pied droit court en chaussettes. La chaussure est restée 5 mètres en arrière, figée dans la boue.
Heureusement, je remets assez facilement la main dessus sans me faire marcher dessus par la moitié de la cohorte. J’enfile ma chaussure qui ne ressemble plus à rien, et je reprends le fil de ma course. Ça m’apprendra à serrer mes chaussures de cap comme un triathlète…
La dernière section est en faux-plat montant, mais inutile de vous dire que dans l’ambiance de la Runmate, l’esprit d’équipe se renforçant tant et plus à chaque minute qui passe, plus fort encore dans l’adversité de la nuit et de la fatigue qui s’accumule, je cours comme si c’était plat. Je dois avouer tout de même que de passer le relai à Dylan quelques minutes plus tard n’est pas de refus! Et là, je dois récupérer vite car mon prochain relai ne va pas tarder. Il était dévolu à Eileen mais la pauvre étant désormais dans l’incapacité de courir, je me suis proposé pour le récupérer.
Genève
Dylan se charge du relai de 7km qui suit. Il me semble que tout le monde court de plus en plus vite, cette équipe est épatante! Il passera ensuite le relai à Sara pour arriver à l’entrée de Genève dans le quartier des Eaux-Vives. C’est là que j’attends de repartir, encore chaud de mon relai précédent. Je n’y pense plus forcément à ce moment là, mais j’aurais clairement du, pour cette section de 6km, 100% bitume au centre ville, presque plate, repasser sur les Vaporfly plutôt que de garder mes Adidas spéciales croute de terre.
Sara termine son relai en moins de temps qu’il ne faut pour le dire. Elle, la « force tranquille » comme l’appellera Mélanie le lendemain, n’a jamais couru de nuit, à la frontale. Pourtant, elle continue, portée par l’esprit d’équipe, à terminer ses relais de plus en plus vite. Je me demande si nous allons devoir être neutralisés à nouveau plus tard…
Peu importe, j’ai un 6000m chrono à faire sous la lueur de l’éclairage public genevois. Je passe devant le jet d’eau, puis je traverse le pont du Mont-Blanc. Des fêtards, certains déjà ivres, me regardent passer l’air incrédule. Je me concentre sur ma course, en tentant de garder l’allure. Tout esprit d’équipe soit-il, il est près de 1h du matin et j’ai déjà un semi-marathon dans les jambes. Ça ne répond plus tout à fait comme il faudrait. Mais je suis déjà bien avancé dans mon segment quand la seule difficulté de ces 6 kilomètres arrive: la montée de la fin de l’Avenue de France. Ça peut paraitre pas grand chose en soi, mais à 4:40/min au kilomètres à ce stade de la course, ça fait mal.
Sur les deux kilomètres qui restent, je me fixe comme objectif les gilets réfléchissants que je vois au loin et que je reprends un par un. « Une place de gagnée pour l’équipe » me dis-je à chaque fois.
Malheureusement, il n’y a pas que la fatigue qui m’accompagne sur la fin de ces 6 kilomètres. Mon genou gauche se manifeste aussi, avec le retour de cette petite tendinite sur l’extérieur de l’articulation. Rien de grave pourtant, au moment de passer mon relai à Fabrice je cours toujours sans problème. Mais le truc est là…
Jusqu’à Nyon
L’équipage de la voiture suivante assure la suite des relais. Fabrice, Julie et Arthur assurent avec brio la continuité de notre oeuvre. Inépuisables, inarrêtables, ils grappillent minute après minute sur notre temps estimé. Les autres, nous allons directement à Nyon, sur la place du centre sportif, lieu que je connais bien pour être le centre névralgique du triathlon local. Il est près de 2h du matin et nous avons environ 2 heures devant nous, c’est donc le moment d’essayer de dormir, ne serait-ce que quelques minutes. Je tend mon hamac entre deux barrières dans le skatepark jouxtant le parking. J’ai peut-être somnolé quelques minutes, mais de là à dire que j’ai dormi… Il faut dire que l’endroit est animé, malgré l’heure tardive.
Il ne faudra d’ailleurs pas attendre très longtemps avant que les premières équipes arrivent pour leur relai, et le sommeil devient absolument impossible dès lors que chaque équipe encourage à pleins poumons chaque Mate qui termine ou prend un relai. Comment pourrais-je leur en vouloir, sachant que je ferai exactement pareil plus tard…
Quand Arthur nous rejoint à Nyon, Luc et le faisceau de sa frontale s’enfoncent dans l’obscurité en direction de Prangins, où il me passera la balise pour mon 4ème relai!
Runmate: le money time!
Heureusement qu’il fait nuit à côté de ce parking de Prangins, car je ne dois pas être beau à voir. Cernes profondes, traits tirés, visage anxieux quant à ces 12km qui m’attendent dans la nuit. Je ne me sens clairement plus aussi vaillant que dans l’après-midi… Il faut dire que j’ai déjà une nuit blanche bien entamée et 26km dans les jambes. On entre dans la partie vraiment dure de cette course de fous. Il est 3h46 quand Luc négocie le dernier virage puis fonce vers moi en me tendant la balise GPS.
J’ai eu beau me dire que j’allais courir chaque relai comme un 10km, je suis les banderoles réfléchissantes qui dansent dans la brise de la nuit de manière presque mécanique. Courir aussi longtemps avec la frontale réduisant le champ de vision à peau de chagrin, me donne l’impression de courir privé de mes sens. Je me concentre sur le fait de ne pas me perdre, pour le reste c’est une introspection presque totale. Je suis d’ailleurs en train de me rendre compte que mon genou gauche va rapidement devenir ma principale préoccupation pour la fin de cette course.
Après 4 kilomètre, la gêne est devenue douleur. Il ne fait plus aucun doute que ma technique de course est altérée et que j’appréhende chaque foulée un peu plus que la précédente. Il ne fait aucun doute non plus sur la nature du problème, la douleur est caractéristique: vive et localisée sur la face externe du genou, irradiante vers le bas… Chez les coureurs, on l’appelle « syndrome de l’essuie-glace », en consultation, les médecins vous parleront de « syndrome de la bandelette ilio-tibiale ». Peu importe son nom, ça fait mal, et aucun espoir que ça passe rapidement. Il me reste 8km dans ce relai, mais je m’inquiète aussi pour mon 5ème et dernier qui devrait avoir lieu au petit matin.
Heureusement, le parcours n’est pas trop accidenté à l’exception d’une descente courte mais raide. J’alterne régulièrement entre partie en sentiers et course sur bitume. Les changements de surfaces ne semblent pas améliorer ou diminuer le problème. Obligé de marcher sur les parties qui descendent trop fort, je continue à courir tout le reste mais l’allure n’y est plus. Le petit écran de ma Garmin qui brille dans le noir indique une allure de 5:20/km. Je vais tenter de maintenir au moins ça…
Alors que je traverse un quartier résidentiel avant de me retrouver à nouveau à longer un champ, je perçois les premiers flashs sur les reliefs du Jura voisin. Si jusque là, la météo a été clémente, la température plutôt agréable même en pleine nuit, la fin de la nuit était annoncée accompagnée de cellules orageuses…
Je sers les dents, mais la douleur est stable. Je sais qu’il n’y a rien de bon à forcer sur une tendinite, mais je suis confiant sur la fin de ce relai, et envisage même encore, à ce moment, sereinement les 3.5km du suivant. Un très légère pluie se met à tomber alors que les grondements orageux semblent se rapprocher.
Je me fais dépasser sur les 800 derniers mètres de mon relai par un coureur qui va tellement vite que je me demande si je ne suis pas arrêté… Mais non, je cours encore, jusqu’à arriver au point relai, où je passe la main à Julie qui part valeureusement pour son 4ème relai alors que les éclairs se font de plus en plus insistants.
Quand le corps dit « stop »
Le temps de retourner à la voiture avec Fabrice et Sara, la pluie redouble et ne tardera pas à devenir un véritable déluge. Nous compatissons avec la pauvre Julie qui doit être en train de se battre contre les éléments.
Il ne nous faut qu’une douzaine de minutes pour arriver au point relai suivant, mais cela suffit à la musculature de mes jambes pour refroidir et de me faire comprendre assez rapidement qu’il n’y aura plus de course à pied pour moi dans les heures voire les jours à venir. C’est quand je sors de la voiture et que je pose le pied par terre que la chose devient certitude.
Le sentiment d’échec est horrible, mais je suis obligé d’envoyer un message à tous les Mates pour les en informer. Il faudra me remplacer. Et c’est là que la solidarité propre à cette course, à cette équipe, opère encore de sa magie: Arthur, notre vétéran, s’annonce immédiatement comme volontaire pour reprendre mon dernier relai. Non seulement il va me remplacer, mais il me dit aussitôt qu’il le fait avec plaisir, connaissant bien ce passage le long du lac entre Morges et Préverenges. Arthur, au même titre que toutes et tous les autres membres de cette équipe, n’arrêteront jamais de m’épater.
Pendant ce temps, Julie est trempée jusqu’à l’os mais elle boucle son dernier relai avec brio pour passer le témoin. Aux premières heures du matin, sans avoir dormi, sous une pluie battante, Sara va affronter 7 kilomètres en montée quasi continue vers Aubonne. La nuit est encore noire quand elle s’éloigne alors que Fabrice emmitoufle Julie dans une couverture. Je les suis en boitant…
Pains au chocolat
Le relai suivant à Aubonne est l’occasion d’une bonne douche chaude, de passer des habits tout aussi chauds et secs, et surtout de profiter d’un petit-déjeuner composé à choix de croissants, pains au lait ou pains au chocolat à peine sortis des fours de la boulangerie voisine, partenaire de l’organisation.
A ce moment là, un café et un pain au chocolat, ça ressemble furieusement au paradis. Je ne vous parle même pas du plaisir de la douche, après 3 relais consécutifs, ça serait indécent.
Les Mates de la voiture précédente sont déjà sur place depuis un petit moment. Mélanie est attablée mais n’a pas encore mangé, elle doit repartir dès que Sara aura vaincu la pente dans la nuit. D’ailleurs, nous ne le savons pas encore, mais à ce moment là elle a troqué la course à pied pour l’escalade. En effet, elle nous avouera avoir perdu le balisage du parcours et s’être rendue compte que les faisceaux de lampes frontales avançaient sur un chemin parallèle au sien, plus haut dans la foret. Elle se refuse, et je la comprend parfaitement, à revenir sur ses pas pour reprendre le bon chemin. C’est donc en traçant perpendiculairement aux courbes de niveaux qu’en fille spirituelle de Mike Horn, elle coupe pour reprendre l’itinéraire de la course.
Après son dernier effort dans cette Runmate, elle passe le relai à Mélanie et profite également de la douche et du petit-déjeuner.
Finir tous ensemble
Dehors, la pluie ne se calme pas. Les premières lueurs du jour arrivent timidement alors que Mélanie rejoint les bords du lac. Heureusement qu’elle connait le coin comme sa poche, car il semble que le balisage du parcours à cet endroit soit un peu confus… Mais notre capitaine s’improvise guide touristique, indiquant le chemin à ses compagnons d’effort. Après son relai représentant plus de 13km effort, la voilà qui arrive, comme à son habitude à 17km/h dans la dernière ligne droite, pour passer le relai à Arthur, qui me remplace.
Des supportrices qui se sont levées aux aurores sont également présentes à Morges. Elles nous avouent ne pas avoir dormi beaucoup plus que nous, suivant nos exploits sur le tracker jusque tard dans la soirée, se levant bien avant le soleil pour voir où nous en étions. La solidarité et l’esprit d’équipe semblent être contagieux!
Après Arthur, il reste à Dylan, puis à Luc qui remplace Eileen pour le tout dernier relai à parachever notre oeuvre. Après que Mélanie ait repris ses esprits suite à son sprint, on reprend la route avec une courte halte chez elle avant d’aller directement à la ligne d’arrivée, à la piscine de Pully.
Lorsque Dylan, au stade de Coubertin à Lausanne, passe le relai à Luc, il ne reste que 6 kilomètre sur les 214 qui auront constitué ce tour complet du Léman. Avec tout le reste de l’équipe, nous attendons notre dernier relayeur quelques centaines de mètres avant la ligne d’arrivée. Quand il arrive, nous courons tous les neuf pour franchir la ligne d’arrivée!
Après une nuit sans sommeil, 29 relais et 20h49min cumulées de course à pied, nous avons toutes et tous ensemble bouclé ces 214km. Le défi est relevé, en près de 4h de moins qu’initialement prévu. Lorsqu’on se retrouve, à 9h30, une bière à la main, vous aurez beau chercher de la fatigue, de la tension ou de l’épuisement sur nos visages, vous n’en trouverez pas. Je vis cet instant comme sur un nuage. Mélanie trouve encore l’inspiration d’un petit mot pour chacune et chacun d’entre nous quand elle nous remet nos médailles. Après la file pour enfin accéder à notre assiette de paella, on se rejoint autour de notre table. A ce moment précis, la pluie cesse et un timide rayon de soleil perce même les nuages.
Telle une aventure d’Asterix, notre périple se termine autour d’un banquet. Mais nous n’avons bâillonné aucun barde. Je n’ai pas envie de rentrer chez moi, je n’ai pas envie que cette aventure s’arrête… Mais il faut bien passer à la suite: dormir un peu, soigner ce genou, et se préparer pour un retour au bureau le lendemain. On se quitte finalement dans de grandes embrassades, heureux d’avoir accompli quelque chose de grand.
Une expérience hors du commun
A arpenter les courses de triathlon, les départ d’Ironman et les lignes d’arrivées de marathon à travers le monde au cours des 10 dernières années, je pensais avoir tout vécu. Avoir épuisé mon quota de surprises, d’émotions, de « sensations de la première fois », de moments intenses, de joies si fortes qu’elles font pleurer et de difficultés si grandes qu’on se dit qu’on va tout arrêter. Je pensais vraiment avoir tout vécu. Mais ce week-end là, j’ai trouvé quelque chose de nouveau. Un truc qui s’installe dans la poitrine, qui fait te sentir plus fort et qui fait qu’au fond de toi, tu sais que tu peux compter sur les autres autant que les autres comptent sur toi. Jamais plus je ne considérerais la course à pied comme un sport exclusivement individuel. Jamais.
Je tiens à remercier plus que je ne pourrai jamais l’exprimer mes Mates, grâce à qui j’ai vécu des émotions auxquelles je pensais ne plus jamais avoir droit. Mélanie, Sara, Julie, Eileen, Luc, Arthur, Fabrice et Dylan vous êtes mes héros.
Grâce à vous toutes et tous, cette Runmate c’était du bonheur en tranches. Et il y en avait tellement qui dégoulinait que je m’en suis mis partout.
Un grand merci pour l’article (et les tests bien sûr !). J’ai fait le run mate de cette année également et j’avoue qu’en changeant les noms de l’article par ceux de mon équipe, on aurait raconté la même histoire !
Ben clairement, ça me donne l’envie de monter une équipe pour vivre cette aventure ! On ressent ce que vous avez vécu tous ensemble au travers de ton récit. Bravo a vous tous